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Au gré de la lecture du catalogue de la bibliothèque de Katia et Maurice Krafft, apparaît la frénésie propre aux collectionneurs : on y trouve, pêle-mêle, tout ce qui est ou a été publié, de près ou de loin, sur le sujet des volcans. Cette accumulation de documentation de tous niveaux et de toute nature constitue un ensemble exhaustif et cohérent des publications parues dans le domaine de la volcanologie depuis le 17e siècle au niveau mondial. Cette exhaustivité - par sa profondeur historique, son caractère international et par les différents niveaux de lecture représentés - en fait une bibliothèque particulièrement intéressante pour la communauté scientifique.
Afin de mieux appréhender cet ensemble organique, on peut proposer la typologie suivante :
• une bibliothèque scientifique, composée de monographies spécialisées, thèses, bulletins de sociétés savantes portant sur la volcanologie, la géologie, la géographie, la pétrologie, et issus de nombreux pays de publication ;
• une bibliothèque plus technique et culturelle autour des volcans, constituée de guides touristiques et linguistiques, livres pour enfants, ouvrages synthétiques (par exemple de la collection Que-sais-je ?), romans destinés à un public plus élargi et présentant une grande diversité d’illustration et de représentation des irruptions volcaniques dans la littérature grand public ;
• une bibliothèque historique (183 titres), composée d'ouvrages imprimés édités aux 17e, 18e et 19e siècles, achetés chez des libraires d’antiquariat ou lors de ventes publiques. Ces ouvrages présentent un intérêt historique et scientifique : on y trouve le récit de phénomènes liés à l’activité magmatique de la Terre et le développement des théories scientifiques soutenues à diverses époques au sujet de cette activité.
Outre l’intérêt que représente l’ensemble, certains exemplaires disposent de particularités bibliographiques (édition, reliure, illustrations) notables, qu’elles soient exceptionnelles, ou plus typiques. Il arrive également qu’au détour d’une page on découvre avec bonheur, laissés au crayon par l’un ou l’autre des deux collectionneurs, quelques mots de résumé ou une appréciation critique, témoins du rapport vivace que les Krafft entretenaient à leur bibliothèque.
Parmi les ouvrages composant la partie scientifique de la bibliothèque, figurent ceux publiés par de grands noms de volcanologie, dont La Montagne Pelée et ses éruptions, d’Alfred Lacroix (1904). Eminent minéralogiste, géologue et pétrographe, Alfred Lacroix (1863-1948) a fortement marqué le développement de ces trois disciplines, autant que l’histoire du Muséum national d’Histoire naturelle, dont il a occupé la Chaire de Minéralogie de 1893 à 1936. L’éruption meurtrière de la Montagne Pelée, à la Martinique, le 6 mai 1902, représente un tournant dans sa carrière scientifique. Missionné par le gouvernement pour aller étudier sur le terrain les circonstances de l’éruption, Alfred Lacroix débute un patient travail de recueil d’observations, de matériaux, de mesures et de témoignages qui lui permettent de décrire pour la première fois un type d'éruption volcanique jusqu'alors inconnu : les nuées ardentes1 . Lors de son séjour en Martinique, il assiste en direct à une nouvelle éruption qu'il photographie en détail sur plaques de verre, et qui lui permet également d’étudier la formation des aiguilles andésitiques si caractéristiques des éruptions peléennes. Ces photographies illustrent l’ouvrage paru en 1904. Par la suite, Alfred Lacroix assiste à d'autres éruptions volcaniques (1906, Vésuve ; 1908, Etna). Il visite la plupart des grandes régions volcaniques du Monde (Antilles, La Réunion, Somalie, Japon, Chine, Indonésie), et y mène des campagnes d’observation et de prises de vue sur plaques de verre, aujourd’hui conservées dans les collections des bibliothèques du Muséum2 . N'ayant pas eu les moyens matériels nécessaires pour développer un laboratoire expérimental, il considère les volcans comme autant de laboratoires naturels qui l'aideront à résoudre nombre de problèmes tels que les effets chimiques et minéralogiques des laves sur les roches qu'elles englobent accidentellement ou l'action des éléments volatils dans la genèse des minéraux des cavités volcaniques, en particulier du quartz. Outre le fait que les travaux d’Alfred Lacroix sur les volcans font encore aujourd’hui autorité d’un point de vue scientifique, l’approche de terrain adoptée par les époux Krafft tout au long de leur vie s’inscrit parfaitement dans la ligne adoptée par ce dernier suite à ses travaux sur la montagne Pelée. Cela en fait un des ouvrages incontournables de leur bibliothèque scientifique.
Au gré de l’exploration de la bibliothèque de Katia et Maurice Krafft, la tranche des Tremblements de terre d’Arnold Boscowitz, Paris, [1885], attire l’œil.
Cet ouvrage de vulgarisation, qui décrit dans un style littéraire, sans explication scientifique mais de manière exacte, les diverses manifestations de l’activité volcanique, a connu un grand succès à sa sortie et s’est même vu décerné par l’Académie française un prix de littérature3 ! Outre l’élégance du texte et des charmantes gravures sur bois qui l’illustrent, l’exemplaire présent dans la collection Krafft a pour particularité de présenter une reliure en cartonnage de percaline plus souvent appelée cartonnage d’éditeur, typique de la deuxième moitié du XIXe siècle. Dès le début du XIXe siècle, avec les progrès de l’alphabétisation, les éditeurs font face à une demande de plus en plus croissante de livres de la part d’une population moins fortunée. Ils s’adaptent à cette demande et proposent alors à la vente des ouvrages déjà reliés, employant des techniques et des matériaux permettant de les proposer à un coût raisonnable. La popularité de ces reliures augmente fortement avec leur emploi pour l’édition des romans de Jules Verne chez Pierre-Jules Hetzel, qui sont devenues emblématiques du genre, témoignant de l’industrialisation croissante de la production des livres au cours du XIXe siècle4 . Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de reliure particulière que l’on peut trouver dans la bibliothèque des Krafft. Certaines, qui sont cependant à l’effigie des volcans, présentent des caractéristiques esthétiques qui pourraient être sujettes à discussion !
Difficile enfin d’évoquer la bibliothèque historique des Krafft sans présenter leur exemplaire des Campi Phlaegraei, Observations on the Volcanoes of the two Sicilies, William Hamilton, Naples, 1776. Ambassadeur du roi d’Angleterre à la cour de Naples, Lord William Hamilton (1730-1803) assiste directement à plusieurs éruptions du Vésuve (1756, 1760, 1767, 1771). Il se passionne alors pour ces phénomènes volcaniques qu’il observe sur le Vésuve mais également dans la région des champs Phlégréens (champs ardents), région volcanique à l’Ouest de Naples, ainsi que dans le reste du sud de l’Italie (Etna, Stromboli, îles Lipari). Cette expérience de terrain, encore rare au XVIIIe siècle, associée à ses excellentes qualités d’observation, en fait l’un des éminents volcanologues de son temps, bien qu’il ne fût pas lui-même un grand théoricien. De la compilation de ses notes et croquis, il édite ce livre magistral des Campi Phlaegraei, qui fait date dans l’édition scientifique. De format in-folio, celui-ci est particulièrement remarquable pour son iconographie abondante (54 planches) qui représentent avec une rigoureuse exactitude scientifique les paysages de ces régions et les divers phénomènes volcaniques dont il a été le témoin.
Les planches présentes dans le livre sont gravées d’après les gouaches de Pietro Fabris, artiste d’origine anglaise vivant en Italie. Les gravures ont ensuite été aquarellées. Cette qualité de l’illustration rend ce livre, édité à Naples en anglais et en français, très onéreux : peu de tirages ont été produits. Cependant il a connu un franc succès, et a contribué, au même titre que les travaux de Lazzaro Spallanzani et Déodat Gratet de Dolomieu à fonder la volcanologie moderne.
Les Campi Phlaegraei sont consultables sur notre bibliothèque numérique (ici) ! L’exemplaire qui a été numérisé n’est pas celui ayant appartenu aux Krafft mais vous pourrez y admirer les mêmes planches.
1 Emulsion de matériaux solides dans un mélange de vapeur d’eau et de gaz à haute température, c’est-à-dire l’ensemble du phénomène constitué du « nuage » qui s’élève au-dessus de l’avalanche incandescente faite de matériaux solides ou pâteux (blocs ou cendre), enveloppés dans une atmosphère de gaz et d’air comprimé à haute température qui s’écoule sur les pentes presque à la façon d’un liquide. C’est souvent ce souffle brûlant, filant à la vitesse d’un ouragan, qui détruit et tue, davantage que l’avalanche.
2 Les bibliothèques du Muséum conservent un important fonds de plaques de verre produites par Alfred Lacroix dans le cadre de ses divers travaux de recherche. Elles sont aujourd’hui conservées dans les meilleures conditions mais leur inventaire précis n’a pas encore été établi et n’est pas publié. Au sein de cet ensemble, un peu plus de 2500 plaques de verres illustrent les travaux d’Alfred Lacroix autour des volcans. Parmi elles, on trouve des photographies prises sur le Mont Pelée et à Saint Pierre, sur l’île de la Martinique, dans les années 1902-1903.
3 Vous pouvez feuilleter cet ouvrage sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6347725f/f11.item
4 Pour en savoir plus sur les cartonnages d’éditeur : «Les cartonnages en percaline à travers les collections de livres pour la jeunesse de la Bibliothèque Diderot de Lyon », par Nelly Kabac, sur le blog Interfaces, de la bibliothèque Diderot de Lyon et de la BU de Lyon 1, https://bibulyon.hypotheses.org/13683.
- « Visions de volcans », Muséum national d’Histoire naturelle, Revue de gemmologie, numéro spécial, septembre 1995.
- « Les gouaches napolitaines », Dominique Decobecq, dans LAVE, n° 147, novembre 2010, p. 16-21.
- « Alfred Lacroix (1893-1936), professeur au Muséum National d'Histoire Naturelle », par Jean-Pierre Lorand, publié en 2010 sur le site https://roches.mnhn.fr/bio/lacroixbio.htm
- «Les cartonnages en percaline à travers les collections de livres pour la jeunesse de la Bibliothèque Diderot de Lyon », par Nelly Kabac, sur le blog Interfaces, de la bibliothèque Diderot de Lyon et de la BU de Lyon 1, https://bibulyon.hypotheses.org/13683.